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 Tout le monde a besoin de parler

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Ajartiel
Chef des Anges

Ajartiel

Grade hiérarchique :
  • Général de Division

Points : 1001326
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MessageSujet: Tout le monde a besoin de parler   Tout le monde a besoin de parler EmptySam 12 Aoû - 18:03

[HJ : Ce texte se passe à de multiples endroits et je ne savais pas trop où le mettre... La majeure partie, je pense, se passe au réfectoire, donc j'ai finalement opté pour ici... (même s'ils ne sont au réfectoire qu'à partir de genre la moitié du texte. Eh.)]

-----

Depuis l’anniversaire de Léanne, la relation entre Ajartiel et elle était bizarre et le départ de la Fée pour une mission de durée indéterminée n’avait étrangement pas rendu les choses magiquement mieux. Ajartiel avait vécu pire, évidemment. Ce n’était pas comme si son amie était morte. Elle était juste... loin. Et après plus d’un an à passer presque tout son temps libre avec elle, suivit de quelques semaines d’un malaise difficile à ignorer... Disons que le chef des Anges était relativement, logiquement, morose. Néanmoins, encore une fois, il avait vécu pire. Et donc, globalement, il supposait que son humeur un peu moins joviale qu’à l’habitude n’était pas si apparente que ça. Lui-même avait l’impression d’être somme toute égal à lui-même. Il fut donc surpris qu’un jour, après une réunion de chefs, monsieur Anderson le retienne.

Le Vampire attendit que tous les autres chefs (et remplaçants, parce qu’il y avait désormais Émilienne et/ou Séraphin dans leurs réunions, à la place de Léanne) soient sortis avant de poser son regard de grand sage sur son collègue Ange.

“Tout individu, qui qu’il soit, bénéficie du fait de ventiler des pensées qui peuvent autrement devenir inconfortablement envahissantes.”, commença-t-il, laissant Ajartiel perplexe. Genre... une traduction, s’il-vous-plaît ? “Je veux simplement que vous sachiez que je suis disponible, si vous le désirez.”

Ah... Suivant une seconde de pause, le Hongrois croisa les bras et afficha un sourire moqueur, fier d’avoir décrypté les intentions du Vampire..

“Je n’ai pas besoin de parler.”, se défendit-il, bien évidemment.

“Tout le monde en a besoin, mais peu de personnes en ont évidemment envie. Ça revient à s’exposer et risquer un changement. C’est se rendre vulnérable et forcément altérer l’opinion que les gens se font de nous.”

Monsieur Anderson et son besoin de philosopher... Ajartiel grimaça.

“Est-ce que vous pensez que je me rends pas compte que vous essayez de me manipuler ?”

Espèce de Vampire condescendant... Le chef des Anges n’était pas stupide.

“Je me disais que, puisque nous ne sommes pas proches, je pouvais vous offrir une écoute que vous trouveriez accessible.”, poursuivit le chef des Vampires, qui avait apparemment préparé un monologue et n’en sortirait pas. “Sachant que l’opinion que je me fais de vous est sans incidence.”

Est-ce que c’était un genre d’approche de psychologie inversée ? Quelle tactique de mauvais goût.

“Je ne vois pas ce que vous gagneriez à me psychanalyser... C’est juste de la curiosité déplacée ? On vous a mis au défi ?”, répliqua Ajartiel, tentant encore une fois de faire comprendre qu’il ne tomberait pas dans le panneau.

“Vous savez où me trouver, si jamais.”

“Non merci.”, trancha l’Ange, en tournant les talons.

Et puis il oublia l’échange, ayant décidé dès le départ de ne pas considérer la proposition. De quoi est-ce qu’il irait bien parler avec monsieur Anderson ? Il allait bien.

L’Ange n’était donc pas sur ses gardes lorsque, quelques jours plus tard, le Vampire passa devant son bureau et remarqua :

“Vous avez l’air fatigué.”

Ajartiel haussa juste les épaules.

“Je vais bien.”, répondit-il automatiquement, sans lever les yeux de son livre.

“D’accord, mais si ce n’était pas le cas, vous en auriez le droit.”

Surpris par ce commentaire qui sortait de nul part, le Magyar ne trouva rien à répliquer avant que l’autre homme ne continue son chemin comme si de rien n’était.

Étrange, mais bon... Quand même pas dramatique. Sauf que...

“Bon matin. Comment allez-vous ?”, lui demanda monsieur Anderson, à la prochaine réunion des chefs.

“Il est presque midi...”

“Mauvaise nuit ?”, tenta de deviner le chef des Vampires, quand Ajartiel eut le malheur de bailler en sa présence, une autre fois.

“Non.”

“Comment allez-vous, aujourd’hui ?”, demanda encore le Vampire, un autre jour.

“Vous ne voulez pas plutôt savoir si on a reçu le rapport de la mission en Norvège ?”

Tout de même, il était capable sans trop de mal de se débarrasser de la soudaine fascination malsaine que monsieur Anderson portait à son bien-être. Jusqu’à ce qu’un jour, après une nuit agitée qui le rendit irritable et, sans surprise, encore moins concentré qu’à l’habitude face aux ennuyants débats de leur réunion de chefs, ce fut au tour de Luiza de s’y mettre et de lui demander comment il allait.

Ajartiel détourna la conversation, mais retint le chef des Vampires lorsque la réunion se termina.

“Qu’est-ce que vous lui avez raconté ?”, s’indigna-t-il.

Monsieur Anderson eut le culot d’avoir l’air confus pendant un instant, avant d’émettre une supposition :

“Est-ce l’inquiétude de Luiza qui vous dérange ?”

Ajartiel claqua de la langue et se pencha vers l’avant en s’appuyant sur la table de réunion et en dévisageant le Vampire, ne se gênant pas pour laisser son irritation s’exprimer.

“Non, c’est le fait que vous lui avez dit je-sais-pas quoi pour qu’elle agisse comme ça ! Je n’ai pas besoin de me confier alors laissez-moi tranquille.”

Imperturbable, le chef des Vampires planta juste son regard dans celui de son collègue.

“J’ai autre chose à faire que de colporter des suppositions sur la vie de mes collègues.”, remarqua-t-il d’un ton neutre. “Je ne suis pas le seul à avoir un sens de l’observation. Luiza s’inquiète parce que, comme n’importe qui vous côtoyant un minimum, elle a remarqué que vous n’êtes pas dans votre état habituel.”

Espèce de menteur...

“Je vais bien.”, cingla Ajartiel, les dents serrées.

“Si c’était vrai, vous ne seriez pas en colère qu’on croit le contraire.”

“Ça ne regarde personne, comment je me sens.”, s’emporta l’Ange.

“Bien sûr que si. À commencer par tous les gens qui tiennent à vous. Il y a des gens qui tiennent à vous, Ajartiel. Et depuis que-”

“Je vous préviens, ne me parlez pas de Léanne.”, coupa Ajartiel. Hors de question qu’ils aient cette conversation. Non.

Le Magyar tourna les talons et partit en claquant la porte.

-----

Ça aurait été trop beau que les choses se terminent ainsi, évidemment. Le lendemain, monsieur Anderson vint le trouver dans son bureau.

“Je suis venu vous demander pardon.”, annonça-t-il.

“Pourquoi ?”, s’étonna honnêtement Ajartiel.

“Il semble que je vous ai mis plus mal à l’aise que je ne le croyais en vous offrant mon aide.”

Uh. Difficile de croire que le Vampire était sincère, mais Ajartiel accepta quand même la proposition, au cas où il n’aurait suffi que de ça pour mettre fin à cette mascarade.

“Donc vous vous excusez de croire que j’ai besoin d’être psychanalysé.”, tenta-t-il de clarifier.

“Je m’excuse de vous avoir choqué en portant à votre attention que des gens s’inquiètent pour vous.”, précisa plutôt le chef des Vampires.

“Okay, sérieusement...” Ajartiel se prit la tête entre les mains en se massant les tempes. Depuis combien de temps est-ce qu’il endurait ça ? “Allez-y, qu’on soit débarrassés. Sortez-moi le, votre discours. Je promets d’écouter, mais après, vous me foutez la paix. Deal ?”

Monsieur Anderson hésita une seconde sur le pas de la porte, puis il en franchit le seuil.

“À la dernière réunion, ce n’est pas Léanne que j’allais mentionner.”

Ajartiel serra les dents mais ne répondit rien, s’accrochant à l’idée que, dans quelques instants, il aurait enfin la paix pour de bon.

“Vous avez vécu plusieurs épreuves depuis que vous êtes à la CAT et probablement avant ça. Combien de victoires personnelles comptez-vous et comment cela se compare-t-il aux conséquences de vos défaites ?”

“Je n’ai pas l’intention de répondre à vos questions.”

Monsieur Anderson hésita une seconde avant de faire un pas de plus dans la pièce, croisa ses mains dans son dos.

“Êtes-vous heureux, Ajartiel ?”, demanda-t-il sans aucune animosité.

“C’est quoi ça comme question ?”, rigola l’Ange en oubliant sa résolution de ne pas répondre. “Vous savez qui je suis ?”

Monsieur Anderson, imperturbable, arqua un sourcil sans immédiatement répondre. Puis, face au silence amusé de son collègue, il finit par tenter :

“Un ange qui vit sa vie immortelle sans se soucier des conséquences ?”

“Exactement.”, s’amusa le Hongrois.

“Sauf que”, reprit prudemment l’autre homme. “même si vous pouvez ignorer les conséquences sur vous, elles affectent aussi les gens à qui vous tenez. Une solution possible serait de garder tout le monde à distance, pour ne pas vous attacher, mais que feriez-vous alors de toute l’éternité ? Vous êtes quelqu’un de beaucoup trop sociable pour vous mettre à l’ermitage sans en être malheureux, non ?”

Le ton utilisé n’avait rien d’incisif, mais... Non. Juste non. Il n’allait pas se faire avoir.

“Parlant d’être sociable, j’avais prévu d’aller voir Spotlight.”, s’agaça Ajartiel. “Je vous laisse travailler vos excuses, ça laisse à désirer tout ça. Allez, à plus !”

Et puis il se leva et quitta la pièce.

Monsieur Anderson était un sacré hypocrite, tout de même, à lui parler d’ouverture aux autres et d’attachement. Tout le monde savait que le Vampire ne s’entourait de rien d’autre que de collègues et d’employés. Émilienne et Séraphin se disaient amis avec lui, mais monsieur Anderson les vouvoyait. Franchement. Qui vouvoie ses amis ? Sans compter que personne ne connaissait de détails sur la vie du Vampire toujours bien mis, toujours posé... Et après, celui qui n’avait visiblement pas de vie en dehors de son titre de chef de Race voulait donner des leçons sur le fait de ne pas garder les gens à distance ?

Si vraiment le chef des Vampires avait eu à coeur le bonheur de son homologue Ange, pourquoi l’aborder maintenant et pas quand Stella avait été présumée morte ? Quand Sarah-Ève avait réellement été tuée ? Quand Ajartiel s’était retrouvé le dernier des cinq chefs d’origine à être encore là ? Quand la rumeur avec Léanne avait... Uh. En fait, malgré ce que le Vampire affirmait, ça devait forcément être lié à ça. Séraphin était beaucoup trop investi dans tout ce qui touchait sa cousine. Séraphin était ami avec monsieur Anderson.

Séraphin aurait demandé au Vampire de s’en mêler ?

-----

“Tout le monde vante votre honnêteté, mais ça n’existe pas, quelqu’un qui n’a rien à cacher. Vous n’êtes pas mieux qu’un autre. Et les gens qui pensent vous connaître ne connaissent que ce que vous voulez bien qu’ils sachent.”, accusa Ajartiel, fier de l’argumentaire qu’il avait préparé.

Monsieur Anderson releva les yeux du dossier sur lequel il était en train de travailler sans avoir l’air choqué de l’éruption de son collègue dans son bureau.

“C’est une déduction logique.”, concéda-t-il après un instant de réflexion.

“Une personne qui ‘tient à vous’, comme vous dites, elle ne tient en fait qu’à ce qu’elle sait de vous.”, poursuivit l’Ange.

Le chef des Vampires referma le dossier qu’il tenait et le mit de côté, accordant son attention à son interlocuteur. Debout, adossé contre l’encadrement de la porte, bras croisés, Ajartiel soutint le regard du Vampire avec défiance.

“Possible... Mais si je tiens à elle en retour, j’aurai envie qu’elle en sache davantage sur moi. N’est-ce pas ce qui rendra la relation significative ?”

“Ou ce qui va y mettre un terme.”, contra le Hongrois sans hésiter.

“La non-réciprocité n’y mettra-t-elle pas un terme de toute façon ?”

Visiblement, monsieur Anderson pesait ses mots, car chacune de ses réponses venait avec un délai. Ajartiel le perçut comme une petite victoire personnelle.

“Donc aussi bien tout foutre en l’air plus rapidement ?”, proposa l’Ange, moqueur.

“Pourquoi autant de pessimisme ?”, demanda le Vampire en réponse.

“Réalisme.”, trancha sèchement Ajartiel.

“Qu’avez-vous donc à cacher de si impardonnable ?”

Ajartiel détourna inconsciemment le regard et s’en voulut l’instant suivant de l’avoir fait. Forcément, le toujours trop perspicace monsieur Anderson en déduirait quelque chose. Heureusement, le chef des Vampires n’était pas quelqu’un de narquois (ou si c’était le cas, il le cachait bien) et il resta simplement là, à attendre patiemment.

Ajartiel n’avait pas besoin de se demander s’il était capable de décevoir les gens avec des vérités. Il se retrouvait seul sans avoir à faire cet effort. Rien ne prouvait qu’il obtiendrait un résultat différent en faisant autrement, peu importe les dires du Vampire. De toute façon, tout ça, c’était des suppositions. Aussi, plutôt que de se perdre en hypothèse, l’Ange décida de reprendre le contrôle du sujet de la discussion.

“Vous êtes ami avec Séraphin. Vous avez sûrement parlé avec lui de Léanne et moi.”, articula-t-il enfin, après un long silence. Ça faisait bizarre de dire ‘Léanne et moi’... Ça sonnait comme une admission.

“Le sujet a été évoqué.”, confirma monsieur Anderson sans sembler dérangé par la déviation dans la conversation. “Je suis demeuré neutre parce que je crois qu’il serait déplacé de ma part d’avoir une opinion sur vos vies sentimentales. Conséquemment, cela n’a jamais pris la tournure d’une discussion. Pourquoi ?”

Une exclamation de dédain échappa à l’Ange (qui, à part ça, ignora superbement les mots ‘vies sentimentales’).

“Donc vous n’avez pas d’avis sur la question ?”, demanda-t-il, incrédule.

“Je ne connais même pas les détails de la question...”

Ajartiel resserra davantage ses bras autour de lui et fixa distraitement ses chaussures du regard. L’emportement qui l’avait amené jusque dans le bureau du Vampire s’était un peu apaisé, mais il demeurait exaspéré.

“Vous voulez en parler ?”, offrit le susmentionné propriétaire des lieux.

“Pourquoi est-ce que ça intéresse tout le monde ?”, s’indigna finalement l’Ange entre ses dents serrées, à nouveau irrité.

“Il est logiquement improbable que les gens qui tiennent à vous aient des intentions malveillantes. Plus réalistement, ils veulent que Léanne soit heureuse, que vous soyez heureux, et ils croient que vous vous rendez mutuellement heureux ?”

Vu son ton de voix, monsieur Anderson n’avait pas l’air certain. Compréhensible. C’était une hypothèse stupide. Qu’est-ce qu’ils en savaient, les gens ?

“Ceux que la situation semble divertir ont un regard extérieur sur les choses. Vous êtes le mieux placé pour savoir ce dont vous avez besoin et envie pour être heureux.”, reprit le Vampire, comme s’il lisait les pensées de son interlocuteur.

Ce dont il avait envie, c’était que les choses soient simples.

“Je ne vais pas changer qui je suis.”, remarqua donc le Magyar. Parce que ‘les gens’ s’amusaient bien à lui attribuer tout un tas de désirs, de qualités et de comportements, mais il avait envie d’être lui et rien d’autre.

Ce dont il avait envie, c’était qu’on arrête de lui empiler des attentes sur le dos.

“Nous changeons continuellement. Vous n’êtes pas le même qu’il y a vingt ans, quand vous êtes revenu à la vie. Et vous n’êtes pas la personne que vous serez dans vingt autres années. Vous pouvez décider, ou non, d’impliquer volontairement des gens dans ce changement. Il aura lieu d’une façon ou d’une autre.”

... Est-ce que monsieur Anderson parlait encore de Léanne ? Ajartiel était confus.

“Les gens qui nous entourent influencent le sens de ce changement, mais ils ne le dirigent pas. Et, pour parler froidement, ils ne sont qu’une variable parmi d’autres.”

“Léanne n’est pas-”, commença Ajartiel avant de brusquement s’interrompre. ‘Léanne n’est pas juste une variable dans ma vie.’ n’était certainement pas une phrase qu’il allait dire à voix haute. Il ne comprenait d’ailleurs même pas d’où est-ce que ce constat lui venait et il n’allait assurément pas y réfléchir.

“Léanne n’est pas quoi ?”

“Léanne mérite quelqu’un de mieux.”, improvisa Ajartiel. Une déclaration qui soulevait peut-être légèrement moins de questions, mais qui n’était définitivement pas mieux. Pourquoi est-ce qu’il avait dit ça ? Se mordant la langue pour calmer une pointe de panique, il se concentra fort à se convaincre qu’il ne venait pas d'admettre ce qu’il avait l’air de venir d’admettre.

“Vous a-t-elle dit ça ?”, demanda heureusement son interlocuteur, au lieu de décortiquer la déclaration.

“Ça serait franchement cruel à admettre à haute voix. Vous la prenez pour qui ?”, grogna l’Ange.

“Vous semblez croire qu’elle le pense, ce qui n’est pas tellement moins cruel.”

“Non, c’est juste...” Ajartiel fit un mouvement vague de la main, qui ne voulait rien dire. Comme sa phrase. Comment est-ce qu’ils en étaient venus à parler de ça ?

“Donc... vous supposez ?”

L’Ange décida d’arrêter de répondre. Visiblement, il s’enfonçait. Il avait besoin d’une excuse pour foutre le camp. D’ailleurs, il se redressa, prêt à partir avec ou sans ladite excuse bidon.

“Vous la connaissez mieux que moi, mais ne serait-elle pas furieuse que vous vous donniez le droit de décider de ce qu’elle mérite ou non ? Si vous voulez savoir quelle place elle aimerait vous attribuer dans son futur, le meilleur moyen est de le lui demander.”

La stupidité de cette proposition freina l’Ange dans son élan pour déguerpir. Bah oui. Dit comme ça. Fastoche. Duh.

“Ou bien dites lui où, vous, vous aimeriez la voir dans votre futur et voyez ce qu’elle répondra. Il est possible que vos attentes ne soient pas compatibles. À vous d’en juger ensemble.”

“Elle est sur un autre continent.”, éluda rapidement Ajartiel, plutôt que de réfléchir. “Je vais pas me pointer là-bas.”

“Même si elle se trouvait dans la pièce d’à côté, êtes-vous prêt à avoir cette conversation ? Ne serait-il pas plus prudent de d’abord déterminer vos envies et vos besoins ?”

Ça aussi, dit comme ça, ça avait l’air fastoche.

“Donc, au final, c’est bien de Léanne que vous vouliez me parler.”, remarqua narquoisement Ajartiel, qui n’allait définitivement pas se lancer dans une analyse de ses envies et de ses besoins devant monsieur Anderson.

“C’est vous qui avez abordé le sujet. Mais si jamais vous voulez parler d’autres choses, n’hésitez pas.”

“Comme quoi ?”

La remarque se voulait une blague, mais, bien évidemment, monsieur Anderson la considéra sérieusement. Après une hésitation, il demanda :

“Vous voulez que je fasse une liste de sujets potentiels ?”

“Ha. Ha.”

Roulant des yeux, Ajartiel amorça un geste pour promptement s’éclipser avant de savoir si c’était une blague. Finalement, peut-être que monsieur Anderson avait de l’humour. Toutefois, le vampire ne le laissa pas partir sans avoir le dernier mot :

“Vous méritez d’être heureux Ajartiel, et les gens qui tiennent à vous peuvent vous aider à y arriver, si vous acceptez de les laisser approcher.”

-----

Il était presque minuit. Ajartiel s’était installé dans le réfectoire désert (merci, couvre-feu). Se balançant sur les deux pattes arrières de sa chaise, une jambe posée sur la table devant lui, il avait accroché à son jeans une épingle de sûreté pour tenir le bracelet qu’il était en train de tresser. Il avait choisi de simplement faire de larges rayures rouges et blanches. Inspiration canne de bonbon, dans l’esprit de Noël qui approchait. Peut-être qu’il l’enverrait à Léanne. Elle était partie depuis tellement longtemps, il fallait bien lui rappeler l’existence de la base.

“Bonsoir.”

Sursautant, l’Ange s’agrippa de justesse à la table pour ne pas basculer sur le dos. Il leva ensuite le regard vers celui qui l’avait interpellé. Monsieur Anderson. Encore lui.

“Qu’est-ce que vous faites là ?”, exigea de savoir le chef des Anges, sans lui retourner sa salutation.

“Je venais me chercher à manger.”

“Les cuisines sont fermées. Vous savez il est quelle heure ?”

La remarque ne découragea pas le chef des Vampires, qui se dirigea vers les cuisines et en revint quelques instants plus tard, un gobelet à la main. Bien sûr, il ne se contenta cependant pas de juste s’en aller avec sa pitance. Il revint à la table occupée par Ajartiel.

“Que faites-vous ?”, demanda-t-il au Hongrois, s’arrêtant à sa hauteur en oeillant le bracelet presque terminé.

“Du saut à la perche.”

Ajartiel n’était pas complètement idiot. De toute évidence, l’autre homme allait vouloir revenir sur leur conversation précédente. Une discussion qui s’était terminée de façon cordiale, étonnamment, mais ça ne voulait pas dire qu’il fallait en faire une habitude.

Il fut donc surpris quand monsieur Anderson alla s’installer à une autre table, plus loin, plutôt que d’insister.

Probablement une technique de manipulation pour essayer de faire en sorte que ce soit lui qui initie la conversation. Ajartiel n’était pas dupe.

Il se retourna, constatant que le chef des vampires, dos à lui, avait sorti un livre pour lire pendant qu’il mangeait. Obstiné, Ajartiel revint au tissage de son bracelet.

Il ne se ferait pas avoir. Pas une deuxième fois.

Même s’il détestait être dans une pièce silencieuse, seul avec quelqu’un.

Rah ! Maudit vampire.

“Pourquoi vous restez là ?”, demanda Ajartiel avec agacement, sans se retourner.

“Je vous retourne la question.”

“J’étais là le premier.”

Silence.

“Avouez que vous êtes là juste parce que vous espérez qu’on ait une grande conversation à coeur ouvert.”

“Pas juste pour ça.”

Surpris, Ajartiel eut besoin de deux secondes pour se convaincre qu’il avait bien entendu ce manque total de gêne. Après quoi, il se laissa retomber sur les quatre pattes de sa chaise, se leva brusquement sans plus se soucier du bracelet presque terminé accroché à son jeans, et vint s’asseoir devant monsieur Anderson.

“Pourquoi vous voulez tellement m’aider ?”, demanda-t-il, agacé.

Il était définitivement en train de se faire avoir. Pour une deuxième fois. Merde.

“Parce que vous n’avez pas l’air d’aller tellement mieux, depuis notre dernière conversation.”

“Réfléchir à mes envies et mes besoins, hum ?”, se rappela Ajartiel, acerbe. “Si j’étais capable d’avoir des opinions intelligentes là-dessus, je ne serais de toute évidence pas mort à vingt ans.”

Ne lui avait-on pas déjà fait cette remarque là, d’ailleurs ?

Ajartiel n’avait pas envie d’essayer d’analyser froidement sa situation avec Léanne. Et il n’avait pas envie d’essayer de déterminer pourquoi il ne voulait pas le faire.

“Un sentiment que j’arrive à comprendre. Même si je me suis rendu jusqu’à quarante-sept.”

Cette remarque laissa Ajartiel dubitatif, coupant net son agressivité, et, après un silence, il ne pu s’empêcher de demander :

“Vous êtes mort d’une façon stupide ?”

“Intéressante question, venant de quelqu’un qui refuse catégoriquement d’y répondre sérieusement quand on la pose.”

Depuis quand est-ce que monsieur Anderson était aussi sarcastique ? Ajartiel le dévisagea avec méfiance.

“Vous n’avez pas lu mon dossier ?”, ajouta le chef des Vampires, comme une simple question curieuse.

Le Magyar n’était pas certain, mais est-ce que l’autre homme se moquait de lui ? Il haussa les épaules. Peut-être. Il ne s’en rappelait plus, mais il supposa qu’il avait dû le faire, quand il avait fallu choisir un nouveau Général de race pour les Vampires.

“C’est bon, gardez vos secrets.”, concéda-t-il en détournant le regard. Il s’en fichait, au fond.

“Ce n’est justement pas tellement un secret pour vous, en théorie, puisque vous avez accès à l’information.”

Qui était cet homme et où était passé le vrai monsieur Anderson ? Déstabilisé, Ajartiel se remit à l’étudier du regard en demandant :

“Où est-ce que vous voulez en venir ?”

“J’avais un frère. Je suppose que nous nous croyions invincibles, plus malins que des Vampires. Vous me faites penser à lui, parfois.”

Ugh.

“Je ne sais pas si je dois le prendre comme une insulte.”

“Pourquoi ?”

“Vous me comparez à votre frère qui se croyait malin et qui a fini sous la dent d’un Vampire...”

“Je suis le seul des deux à qui c'est arrivé. Lui a vécu une longue vie.”, corrigea le Vampire. “Vous n’avez vraiment pas lu mon dossier ?”

Monsieur Anderson avait l’air de trouver ce fait amusant. Ajartiel haussa à nouveau les épaules.

“De toute façon, rien ne prouve que ce qui est dedans est vrai.”

“Certes.”

Le chef des Vampires termina ce qui lui restait de son repas et posa le gobelet à sa gauche sur la table, avec son livre qu’il avait abandonné à un moment ou un autre de la discussion. Ajartiel se fit distraitement la réflexion que c’était peut-être bien la première fois qu’il le voyait se nourrir.

“De quels envies et besoins doutez-vous de l’intelligence ?”, reprit le Vampire. Le Hongrois, qui n’avait pas l’intention de répondre, décida de tourner la chose à la blague :

“Demande l’homme qui vient d’admettre qu’il ne se pense pas plus intelligent que moi.”

Cette répartie lui valut un léger demi-sourire de la part du chef des Vampires. Sérieusement, qu’est-ce qui lui arrivait ? Monsieur Anderson n’était jamais aussi décontracté.

“C’était il y a presque trois siècles. J’estime avoir fait du chemin, depuis. Et vous ?”

Ajartiel eut une exclamation de dérision. Bonne blague.

Même s’il ne l’admettrait pas, il avait essayé d’y réfléchir. Il en revenait toujours au fait qu’il était satisfait de sa vie actuelle, avant que Léanne ne parte. Pourquoi devait-il envisager quelque chose de différent ? Il n’avait pas d’attentes. Il ne comprenait pas ce que Léanne allait faire d’espace et de temps.

“Pourquoi avoir arrêté de participer aux missions ?”, poursuivit monsieur Anderson en redevenant sérieux.

La question surprit le chef des Anges.

“Vous n’allez pas me parler de Léanne ?”

“Si vous préférez.”, fit le Vampire. “Qu’est-ce qui vous plaît chez elle ?”

Wow. Non merci. Ils n’allaient pas parler de ça.

“Pour que vous alliez le répéter à Séraphin ?”

“Pourquoi ferais-je ça ?”

“J’en sais rien !”, répliqua le Magyar, excédé, en levant les bras dans les airs pour ensuite les laisser retomber sur ses cuisses, s’appuyant lourdement contre le dossier de sa chaise. Plus monsieur Anderson parlait et moins Ajartiel le comprenait.

“Vous n’êtes pas obligé de me le dire, mais c’est une question qui ne devrait pas être difficile à répondre. Et la réponse devrait vous aider à répondre aux questions suivantes. Est-ce que les qualités de Léanne en font une personne que vous désirez garder dans votre entourage personnel ?”

“Je ne suis pas amoureux de Léanne.”, trouva important de préciser Ajartiel, espérant que son ton sonnait désintéressé, en détournant le regard pour s’intéresser au décor.

“Je ne suis pas amoureux de vous, mais ça ne m’empêche pas d’être capable de vous trouver des qualités que j’apprécie.”, remarqua le Vampire. “J’envie votre facilité à vous mêler aux gens, votre capacité à naturellement vous greffer à n’importe quelle conversation sans effort.”

Ajartiel se retint de grimacer. Monsieur Anderson qui chantait ses louanges, c’était particulièrement malaisant. Peut-être parce que tout le monde s’entendait pour dire que le Vampire était toujours honnête dans ses affirmations. Peut-être parce qu’il était l’incarnation de stéréotype de ‘l’adulte responsable’ et que les adultes responsables ne chantaient jamais les louanges du Magyar.

“Awww. Merci de reconnaître ma génialissimitude !”, blagua-t-il, pour tenter de faire dérailler le sujet.

“J’apprécie votre positivisme apparent. Je ne sais pas s’il reflète vraiment vos pensées, mais il est certainement contagieux. Il encourage les gens.”

“Okay, arrêtez.”, fit l’Ange, plus sérieusement, en roulant des yeux.

“Sinon, qu’est-ce que vous n’aimez pas de Léanne ?”, fit immédiatement monsieur Anderson d’un ton naturel. “Auxquels de ses traits de caractère devez-vous vos mésententes ?”

“Est-ce que vous allez aussi me faire la liste de mes défauts ?”

“Je pense qu’on vous fait plus souvent des reproches que des compliments. Alors, non.”

La réplique fit rire Ajartiel. Vrai.

“J’en déduis que, comme tous les autres, vous voulez que je me case avec Léanne ?”, demanda-t-il, curieusement résigné.

“À la base, ce que je vous demandais, c’était pourquoi vous ne faites plus de missions. C’est vous qui avez abordé le sujet de Léanne. Encore.”

Le Magyar roula des yeux. Encore.

“Est-ce que, pour une fois, vous pourriez répondre à une question sans la détourner ?”, s’exaspéra-t-il.

“Je n’ai pas d’opinion sur Léanne et vous. Je ne connais pas les détails de votre relation et je ne crois pas que cela me concerne, de toute façon.”

Merci. Ce n’était pas difficile, si ?

“Mais vous continuez de m’en parler parce que..?”, poursuivit l’Ange. Monsieur Anderson hésita un instant avant de répondre.

“Je vous ai dit, il y a quelque temps de cela, que vous bénéficieriez, comme tout le monde, de parler à quelqu’un. Au vu de nos discussions, j’ai l’impression que Léanne est ou pourrait être cette personne de confiance. Ou qu’elle l’a été et que ça s’est mal passé.”

Posant ses coudes sur la table, Ajartiel appuya son front dans ses paumes de main et ferma les yeux. Uuuugh... Il n’avait pas envie d’avoir cette conversation...

Il hésita. Se mordit la langue. Ouvrit la bouche à deux reprises sans rien dire. Et puis, les yeux toujours fermés, il parvint à articuler le coeur du problème :

“Léanne est peut-être amoureuse de moi.”

Il regretta ces mots dès qu’ils eurent franchi ses lèvres. Ça sonnait tellement présomptueux. Et il n’avait tellement pas envie de songer à ce que ça impliquait. Encore moins d’en parler. Avec monsieur Anderson, en plus !

L’expression ‘vouloir disparaître dans un trou’ ? Démonstration. Juste ici. Ajartiel pouvait sentir la chaleur sur ses joues. Il ne se rappelait même pas de la dernière fois qu’il avait rougit, avant ça.

“Lequel de vous deux croit que c’est une mauvaise chose ?”, demanda beaucoup trop sérieusement son interlocuteur, que l’Ange refusait obstinément de regarder.

“Les deux ?”, grogna-t-il, à peine assez fort pour s’entendre lui-même.

“Pourquoi ?”

“Okay, non, désolé.”, coupa-t-il d’une voix à nouveau forte.

Excédé, il laissa retomber ses mains et décida de partir. Il ne pouvait pas avoir cette conversation.

Il fallait qu’il dorme. Se faire avoir aussi facilement, tomber dans le piège de monsieur Anderson. Quelle honte.

“Parce que Léanne mérite mieux ?”

L’insulte (En était-ce une, si c’était vrai ?) fit se figer Ajartiel, surpris alors qu’il s’apprêtait à se lever de sa chaise.

“Mais ce n’est pas elle qui vous a dit ça. Vous supposez.”

Simplement parce qu’elle ne pouvait pas s’en rendre compte, considérant... ça.

“Ajartiel. Si vous ne partagez pas son sentiment, dites-le lui. Ou, à l’inverse, si vous le partagez, donnez-lui la chance de juger elle-même de ce qu’elle en pense.”

“Je le saurais, si j’étais amoureux.”, remarqua le Hongrois. Et il ne savait pas s’il était heureux ou pas d’être capable d’en décider.

“Rien ne vous oblige à l’être.”

“Mais..?”

“Mais ?”, répéta Anderson, sans avoir l’air de comprendre.

“Je pensais que vous alliez me sortir... je sais pas... que, oui, habituellement on le sait ? Qu’il faut d’abord arriver à s’admettre à soi-même qu’on peut l’être, oui une autre remarque pseudo-philosophico-inspiratrice du genre.”

Ajartiel avait suffisamment lu de romans (de tous les genres, y compris des trucs bien mièvres, oui), pour présumer de la tournure qu’était supposée prendre la conversation suite à son affirmation. Sans compter que, d’ordinaire, personne ne le croyait jamais quand il niait leurs spéculations.

“Vous avez l’air sûr de vous.”, contra le chef des Vampires.

Il faisait exprès. C’était évident. Ajartiel lui jeta un regard noir.

“Pensez-vous que quelque chose pourrait vous empêcher d’accepter d’être amoureux ?”

“Le règlement de la CAT.”, blagua sarcastiquement l’Ange en souriant légèrement.

Le remarque laissa le chef des Vampires de glace, alors que son regard erra quelques instants au loin pendant qu’il réfléchissait vraisemblablement.

“Si, plutôt que d’essayer de vous ‘caser’ avec Léanne, tout le monde essayait de vous en décourager, ou si personne n’en avait rien à faire du sujet, est-ce que vos sentiments seraient les mêmes ? Peut-être que votre esprit de contradiction vous influence, que vous êtes trop orgueilleux pour donner raison aux gens. Et si vous n’étiez pas au courant des sentiments de Léanne, quels seraient les vôtres ? Peut-être que vous vous auto-saboter parce que si vous la décevez, vous coupez court à ses attentes et n’avez pas à en subir la pression. Et si être en couple n’impliquait pas honnêteté et ouverture émotionnelle ? Peut-être que vous refusez d’accepter qu’une personne ait le pouvoir de vous blesser.”

La tirade fit perdre son sourire à Ajartiel et le laissa sans mots. D’où est-ce que Monsieur Anderson sortait tout ça ? Comment... Le Hongrois grimaça en se sentant soudain nauséeux.

“Je savais que vous vouliez me psychanalyser.”, accusa-t-il d’un ton sec, la colère montant en lui. “Vraiment pas impressionnant. C’est tout ce que vous avez ? Des hypothèses impossibles et des suppositions invraisemblables ?”

“Peut-être que vous avez peur de la perdre comme tous les gens que vous avez perdus avant elle.”, proposa sobrement monsieur Anderson.

Ajartiel serra la mâchoire en fusillant l’autre homme du regard.

“Ajartiel, si les rôles étaient inversés, vous voudriez qu’elle vous partage son raisonnement, peu importe comment elle choisit de le conclure.”

L’idée le fit intérieurement sourire de dérision.

“Je ne crois pas, non.”

“Si vous ne dites rien, vous l’avez déjà perdue.”

Ajartiel soupira en se passant une main dans les cheveux. Et puis, même s’il se doutait de la réponse, il essaya quand même :

“Si j’accepte de refaire des missions, est-ce que vous allez me laisser tranquille ?”

“Vous en referiez juste pour éviter d’avoir à parler de la raison qui vous pousse à ne pas vouloir en faire ?”

“Pas juste pour ça.”, nargua l’Ange. Au moins, cette réplique fit hésiter le chef des Vampires, même s’il ne sembla pas en apprécier l’humour. Ajartiel décida de terminer la conversation ainsi, en ayant eu assez.

“Mais ma mission actuelle, c’est d’aller dormir. Il est tard. À plus.”

Et puis il se leva et partit.

-----

Il trouva refuge dans son hamac, qu’il avait réinstallé. Son regard se posa sur le lit qu’il avait demandé, pour quand Léanne venait. Il n’aimait pas dormir dedans tout seul.

Distraitement, son pouce glissa sur le bracelet rouge et blanc terminé, dans sa main. Il l’avait fait un peu à la blague, mais quand même pour elle.

Il pouvait imaginer Monsieur Anderson lui demander si c’était ‘à la blague’ parce qu’il était terrorisé à l’idée d’être sérieux.

Quelle hypothèse stupide. LPM n’avait peur de rien. Il était tout à fait capable d’admettre que Léanne lui manquait (au fond de ses pensées à qui personne n’avait accès sauf lui).

Parallèlement, il n’avait jamais été aussi nerveux de s’imaginer la revoir... Mais la nervosité n’était pas de la peur. Totalement différent.

Certes, il n’était pas sûr de savoir pourquoi il était nerveux...

De quoi ça avait l’air, s’il lui offrait un cadeau ?

C’était ridicule. Depuis quand est-ce qu’il se souciait de l’interprétation qu’on pouvait faire de ses cadeaux ?

Il faisait rarement des cadeaux... Mais il pouvait bien en faire un à Léanne s’il en avait envie, non ? Surtout qu’elle avait eu l’air d’en vouloir un, à sa fête.

Peut-être qu’après plusieurs mois à réfléchir loin de la base, elle avait maintenant une opinion différente.

Est-ce qu’il avait envie de la laisser tourner la page ?

Ajartiel n’était pas quelqu’un qui aimait s’interroger et après de (trop) longues minutes à se perdre dans ses propres pensées, il s’énervait lui-même.

Avant de changer d’avis, il se releva, se rendit jusqu’à l’entrée de la base et glissa le bracelet dans une enveloppe sur laquelle il indiqua le nom de Léanne. Il abandonna le tout avec le reste du courrier destiné à être envoyé aux avant-postes dans les prochains jours.

Léanne en penserait bien ce qu’elle voulait et il verrait bien, rendu-là, ce qu’il ferait.

... peut-être que c’était okay qu’elle en interprète quelque chose...
Monsieur Anderson
Chef des Vampires

Monsieur Anderson

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MessageSujet: Re: Tout le monde a besoin de parler   Tout le monde a besoin de parler EmptyDim 24 Sep - 12:29

Philanthrope et allocentriste, monsieur Anderson se retrouvait rarement face à un individu incapable d’éveiller sa bienveillante curiosité. Ajartiel n’était pas l’une de ces exceptions. Néanmoins, même s’il était toujours intéressé à apprendre à connaître les gens, le chef des vampires était en tout premier lieu discret et respectueux. Il ne savait d’Ajartiel, en dehors du travail, que ce que ce dernier voulait bien qu’on sache, et ne se serait jamais permis de s’ingérer dans la vie personnelle de son collègue, ouvertement opposé à une intrusion du genre, même altruiste. En outre, le vampire n’était lui-même pas particulièrement à l’aise à l’idée de brouiller la délimitation invisible entre “vie professionnelle” et le reste. Il n’avait jamais ouvertement offert à l’ange la proposition d’une amitié. Il ne l’avait pas davantage fait avec ses autres collègues, d’ailleurs, et c’était certainement plus à eux qu’à lui-même qu’il devait les quelques relations un peu moins éphémères qu’il entretenait présentement à la CAT.

Conséquemment, monsieur Anderson n’avait, de prime abord, pas l’intention de se mêler de ce qui ne le regardait pas, en dépit de l’insistance de Séraphin quant au soi-disant besoin criant d’Ajartiel de réaliser certaines choses. Il ne voulait pas intervenir.

Cette position fut toutefois amenée à changer, légèrement, quelque temps après le départ de Léanne pour une mission de longue durée. Ce ne fut pas Séraphin directement qui parvint à semer le doute dans l’esprit du chef des vampires, malgré le ton inhabituellement sérieux et insistant utilisé par le fae, un jour qu’il vint le trouver dans son bureau. Cependant, cette conversation amena forcément le vampire à porter une attention plus aiguisée à son collègue ange et à devoir admettre qu’il était inconsidéré de ne pas au moins lui tendre la main.

Comment approcher quelqu’un d’inapprochable ? Monsieur Anderson isola l’ange, le retenant à la fin d’une réunion. Il n’avait pas besoin d’un lien de confiance maintenant, juste de prendre position.

“Tout individu, qui qu’il soit, bénéficie du fait de ventiler des pensées qui peuvent autrement devenir inconfortablement envahissantes. Je veux simplement que vous sachiez que je suis disponible, si vous le désirez.”, déclara monsieur Anderson, abordant le sujet directement pour montrer sa bonne foi.

La réponse d’Ajartiel ne se fit pas tellement attendre. Prévisiblement, il se mit sur la défensive, affichant une expression proche du mépris.

“Je n’ai pas besoin de parler.”

Il fallait plus que cela pour impressionner le chef des vampires, qui conserva une expression neutre pour expliciter sa démarche.

“Tout le monde en a besoin, mais peu de personnes en ont évidemment envie. Ça revient à s’exposer et risquer un changement. C’est se rendre vulnérable et forcément altérer l’opinion que les gens se font de nous.”

“Est-ce que vous pensez que je me rends pas compte que vous essayez de me manipuler ?”, rejeta immédiatement l’ange.

Toujours assis à la table de réunion, les mains posées devant lui, monsieur Anderson se voulait le moins imposant possible, laissant Ajartiel avoir le côté dominant du rapport de force qu’il s’imaginait apparemment. Indifférent à cette hostilité, le vampire refusa de se lancer dans une argumentation et poursuivit simplement l’énonciation du message qu’il souhaitait faire passer.

“Je me disais que, puisque nous ne sommes pas proches, je pouvais vous offrir une écoute que vous trouveriez accessible. Sachant que l’opinion que je me fais de vous est sans incidence.”

Encore une fois, il ne se heurta qu’au dédain et à la méfiance de son interlocuteur.

“Je ne vois pas ce que vous gagneriez à me psychanalyser... C’est juste de la curiosité déplacée ? On vous a mis au défi ?”

“Vous savez où me trouver, si jamais.”

“Non merci.”

La réponse était tranchante, toute aussi dépourvue de doute que ne l’avait été la proposition du chef des vampires. Monsieur Anderson regarda pensivement la porte se refermer derrière le chef des Anges. Pourquoi autant d’agressivité ?

-----

Monsieur Anderson trouvait important de garder vie professionnelle et vie personnelle séparées, afin que les problèmes de l’une n’entachent pas l’autre. Toutefois, si Ajartiel avait effectivement besoin d’un allié, le vampire se devait de lui montrer son inébranlabilité.

Il décida de se faire présent. Ayant clairement fait connaître son ouverture à l’ange, il savait que ce dernier répondrait mal à de l’insistance. Alors il ne lui répéta pas ce qu’il lui avait déjà dit, mais il s’assura qu’il n’oubliait pas.

“Vous avez l’air fatigué.”, ne se gêna-t-il pas pour commencer à faire remarquer, à voix haute.

“Comment allez-vous ?”, continua-t-il de demander, en début de réunion, sachant que, contrairement aux fois précédentes, l’ange y verrait le rappel d’un message.

“Mauvaise nuit ?”, approcha-t-il, quand cela devenait évident.

Visiblement, Ajartiel éprouvait le besoin de nier les moindres manquements à sa joie de vivre perpétuelle, et de détourner tout intérêt dirigé vers lui se trouvant marqué d’une quelconque forme de considération.

Il s’écoula plusieurs semaines. Monsieur Anderson ne voyait pas le chef des anges tous les jours et, lorsqu’ils se croisaient, il n’y avait pas systématiquement lieu de passer une remarque. Ajartiel avait besoin d’une main tendue, pas d’être harcelé. Par ailleurs, après des années à nier tout besoin d’aide, il était évident qu’il ne s’ouvrirait pas du jour au lendemain. Patient, le chef des vampires s’assura simplement de garder son homologue à l’oeil et d’être, comme il l’avait offert, disponible.

Il y avait des jours où Ajartiel allait moins bien, comme tout le monde. Bon menteur, l’ange le cachait généralement bien. Maintenant que monsieur Anderson prenait soin d’observer avec une attention accrue l’attitude de son collègue, il lui devenait toutefois de plus en plus facile de discerner ses mensonges.

Ou peut-être qu’Ajartiel allait vraiment plus mal que d’ordinaire, parce que même Luiza lui en fit la remarque. Peut-être que l’inquiétude de Séraphin était justifiée...

“Qu’est-ce que vous lui avez raconté ?”, s’indigna Ajartiel, après cet événement, dès qu’ils furent les deux seuls encore présents dans la salle de réunion.

La considération de Luiza n’était évidemment pas digne d’être reçue avec autant d’hostilité, mais puisqu’il était question d’Ajartiel... plus particulièrement, d’un Ajartiel qui se savait déjà observé...

“Est-ce l’inquiétude de Luiza qui vous dérange ?”, demanda le chef des vampires, hésitant un instant pour s’assurer de choisir les bons mots. Il n’allait pas feindre d’ignorer le problème que le chef des anges s’imaginait, mais il aurait aimé une approche moins agressive du sujet.

Ce fut un échec. Ajartiel se pencha vers l’avant, se voulant intimidant.

“Non, c’est le fait que vous lui avez dit je-sais-pas quoi pour qu’elle agisse comme ça ! Je n’ai pas besoin de me confier alors laissez-moi tranquille.”

Il s’était attendu à la colère d’Ajartiel. À un moment où un autre, l’ange allait le confronter et monsieur Anderson avait peu d’espoir que le Magyar l’approche en reconnaissant avoir besoin d’une oreille attentive. Considérant son tempérament, l’agressivité était plus probable. Cela aurait pu être une opportunité pour investiguer l’origine de cette irritation, mais le vampire ne croyait pas que ça ait des chances de fonctionner. Il était encore trop tôt.

“J’ai autre chose à faire que de colporter des suppositions sur la vie de mes collègues.”, contra-t-il plutôt poliment, mais fermement. “Je ne suis pas le seul à avoir un sens de l’observation. Luiza s’inquiète parce que, comme n’importe qui vous côtoyant un minimum, elle a remarqué que vous n’êtes pas dans votre état habituel.”

“Je vais bien.”

“Si c’était vrai, vous ne seriez pas en colère qu’on croit le contraire.”, remarqua le chef des vampires d’un ton neutre, sachant cependant que ce commentaire ne ferait qu’enflammer davantage son interlocuteur. La colère était un point de départ qu’il pouvait exploiter.

“Ça ne regarde personne, comment je me sens.”

“Bien sûr que si. À commencer par tous les gens qui tiennent à vous. Il y a des gens qui tiennent à vous, Ajartiel. Et depuis que-”

“Je vous préviens, ne me parlez pas de Léanne.”, coupa Ajartiel avant de fuir d’un pas lourd.

Encore une fois, monsieur Anderson se retrouva assis à la table de réunion, à fixer pensivement la porte que son collègue venait d’emprunter violemment.

... Léanne ? Intéressant.

Si l’ange l’avait laissé finir sa phrase, le chef des vampires avait plutôt l’intention de parler de l’escapade du Hongrois aux États-Unis, quelques années plus tôt. Le moment à partir duquel il avait déclaré ne plus vouloir faire de missions; quand il était revenu en froid avec Émilienne, un froid qui ne s’était jamais complètement dissipé. Il s’était passé quelque chose là-bas, dont aucun des deux ne voulait parler. Peut-être était-ce lié au décès de Sarah-Ève, d’ailleurs. Ajartiel avait toujours tenu les gens à distance, derrière son maniérisme extraverti et sa sociabilité débordante, mais c’était encore plus vrai depuis 2018.

Sauf Léanne ? Peut-être.

Monsieur Anderson avait beau être très (trop) investi dans son travail, il n’était pas déconnecté du reste des Catiens au point de ne pas être au courant de la rumeur qui courait comme quoi il se passait quelque chose entre Léanne et Ajartiel. Il avait par ailleurs pu observer en personne une évolution de leur dynamique, considérant qu’il travaillait avec l’un et l’autre. En plus de cela, il y avait Séraphin, qui ne se gênait pas pour commenter sur le sujet et il était certainement bien placé pour être informé de la situation.

Le chef des vampires ne dirait évidemment rien de cette conversation à Séraphin, mais il imaginait sans mal comment le fae aurait été ravi, dans le cas contraire.

Léanne et Ajartiel étaient certainement... quelque chose. Mais Léanne avait-elle la confiance d’Ajartiel ?

-----

“Je suis venu vous demander pardon.”, annonça le chef des vampires à son homologue ange, le lendemain.

Peu importe ce qui justifiait la colère d’Ajartiel (et nonobstant la possibilité qu’il s’agisse d’un premier pas vers le dialogue), le fait de l’avoir éveillée était regrettable. C’est pourquoi, même si le Hongrois n’était pas connu pour entretenir des rancunes, monsieur Anderson voulait s’assurer de ramener les tensions au neutre.

“Pourquoi ?”, fit l’ange, avec surprise, possiblement parce qu’il avait décidé de déjà oublier l’événement.

“Il semble que je vous ai mis plus mal à l’aise que je ne le croyais en vous offrant mon aide.”, rappela donc le vampire, évoquant volontairement l’origine de la mésentente plutôt que de ne citer que leur dernier échange. Celui-ci n’était qu’une conséquence.

“Donc vous vous excusez de croire que j’ai besoin d’être psychanalysé.”, clarifia incorrectement Ajartiel.

“Je m’excuse de vous avoir choqué en portant à votre attention que des gens s’inquiètent pour vous.”, repris le vampire.

Ce énième rappel résonna finalement dans l’esprit de son interlocuteur, qui afficha soudainement une grande lassitude et donna l’impression d’être affligé d’un mal de tête.

“Okay, sérieusement... Allez-y, qu’on soit débarrassés. Sortez-moi le, votre discours. Je promets d’écouter, mais après, vous me foutez la paix. Deal ?”

Il y avait peu de chances que Ajartiel lui offre une autre opportunité de ce genre à court terme. Monsieur Anderson n’était pas certain que l’ouverture soit réelle, ou suffisante, mais il décida, après une brève hésitation, de donner le bénéfice du doute à son collègue.

“À la dernière réunion, ce n’est pas Léanne que j’allais mentionner.”, tenta-t-il de préciser en s’avançant dans le bureau du chef des anges. “Vous avez vécu plusieurs épreuves depuis que vous êtes à la CAT et probablement avant ça. Combien de victoires personnelles comptez-vous et comment cela se compare-t-il aux conséquences de vos défaites ?”

“Je n’ai pas l’intention de répondre à vos questions.”

Ainsi, malheureusement, il semblait qu’il était, encore une fois, trop tôt pour avoir cette discussion. Pourtant, le Magyar semblait écouter... Alors monsieur Anderson décida de tenter la chance.

“Êtes-vous heureux, Ajartiel ?”

L’interrogation, pourtant sincère, fit rire Ajartiel.

“C’est quoi ça comme question ? Vous savez qui je suis ?”

Croyant qu’il s’agissait d’une question rhétorique, d’une façon de saboter la tentative d’échange, monsieur Anderson ne répondit pas immédiatement. Ce n’est qu’en constatant que l’autre homme ne poursuivait pas qu’il hasarda, finalement :

“Un ange qui vit sa vie immortelle sans se soucier des conséquences ?”

“Exactement.”, s’enorgueillit le Hongrois.

Face à autant de mauvaise foi, le chef des vampires décida de contrebalancer avec plus de franchise et moins de tact, gardant cependant un ton conciliant et patient. Il se mit simplement à réfléchir à voix haute, prétendant avoir la collaboration de l’ange.

“Sauf que, même si vous pouvez ignorer les conséquences sur vous, elles affectent aussi les gens à qui vous tenez. Une solution possible serait de garder tout le monde à distance, pour ne pas vous attacher, mais que feriez-vous alors de toute l’éternité ? Vous êtes quelqu’un de beaucoup trop sociable pour vous mettre à l’ermitage sans en être malheureux, non ?”

Évidemment, Ajartiel s’en agaça.

“Parlant d’être sociable, j’avais prévu d’aller voir Spotlight. Je vous laisse travailler vos excuses, ça laisse à désirer tout ça. Allez, à plus !”

À nouveau, l’ange fuyait, mais, cette fois, monsieur Anderson avait le sentiment d’un début de progrès.

-----

Ce fut à nouveau avec colère que Ajartiel choisit de le confronter, la fois suivante. Il y avait toujours une différence importante, cette fois. Monsieur Anderson travaillait dans son bureau et l’ange, accusateur et agité, vint sciemment l’y trouver.

“Tout le monde vante votre honnêteté, mais ça n’existe pas, quelqu’un qui n’a rien à cacher. Vous n’êtes pas mieux qu’un autre. Et les gens qui pensent vous connaître ne connaissent que ce que vous voulez bien qu’ils sachent.”

Le chef des vampires hésita brièvement, essayant de voir quels éléments avaient conduit son collègue à cette déduction et qu’est-ce qui justifiait cette altercation soudaine. Toutefois, afin d’éviter qu’un silence, pouvant être interprété de n’importe quelle façon, s’installe, il résolut finalement de répondre honnêtement et de voir où cela allait mener :

“C’est une déduction logique.”

“Une personne qui ‘tient à vous’, comme vous dites, elle ne tient en fait qu’à ce qu’elle sait de vous.”, renchérit durement le Magyar.

Ouvert au débat, le vampire mit de côté ce sur quoi il travaillait pour offrir toute son attention à l’ange. Ajartiel avait l’air de vouloir l’amener à admettre une faille de raisonnement. Monsieur Anderson accepta de se prêter au jeu.

“Possible... Mais si je tiens à elle en retour, j’aurai envie qu’elle en sache davantage sur moi. N’est-ce pas ce qui rendra la relation significative ?”

“Ou ce qui va y mettre un terme.”, cingla le Hongrois.

Le chef des vampires ne put s’empêcher de se demander si cette remarque de son interlocuteur avait un lien avec Léanne, puisqu’elle avait été volontairement évoquée par le chef des anges précédemment. Ajartiel avait-il confié quelque chose de regrettable à la fée ? Léanne avait des opinions tranchées sur bien des sujets, mais monsieur Anderson imaginait mal ce que le chef des anges pouvait avoir admis qui aurait ‘mis un terme’ définitif à sa relation avec son amie.

“La non-réciprocité n’y mettra-t-elle pas un terme de toute façon ?”, remarqua-t-il donc. Il ne savait pas de quoi il était question, mais, de toute évidence, les relations profondes ne se bâtissaient pas sur des mensonges et des non-dits.

“Donc aussi bien tout foutre en l’air plus rapidement ?”, se moqua l’autre homme.

“Pourquoi autant de pessimisme ?”

“Réalisme.”, martela Ajartiel.

“Qu’avez-vous donc à cacher de si impardonnable ?”, demanda finalement le chef des vampires, se voulant apaisant.

Il savait que Ajartiel ne répondrait pas franchement à cette question, mais le fait qu’il rompt aussitôt le contact visuel était révélateur et inquiétant. Culpabilité ou honte auraient été les deux suppositions du chef des vampires.

“Vous êtes ami avec Séraphin. Vous avez sûrement parlé avec lui de Léanne et moi.”, fit éventuellement l’ange, un peu plus sobrement.

Il semblait donc bel et bien que Ajartiel ait eu Léanne à l’esprit. Considérant cela comme une forme d’aveu, monsieur Anderson y vit la permission d’aborder le sujet, même si la remarque d’Ajartiel n’était pas une question.

“Le sujet a été évoqué. Je suis demeuré neutre parce que je crois qu’il serait déplacé de ma part d’avoir une opinion sur vos vies sentimentales. Conséquemment, cela n’a jamais pris la tournure d’une discussion. Pourquoi ?”

Ajartiel n’eut pas l’air de le croire.

“Donc vous n’avez pas d’avis sur la question ?”

“Je ne connais même pas les détails de la question...”, jugea bon de rappeler le chef des vampires.

Ajartiel avait l’air désormais plus abattu qu’en colère, étrangement, alors le vampire décida d’essayer :

“Vous voulez en parler ?”

“Pourquoi est-ce que ça intéresse tout le monde ?”, s’hérissa à nouveau l’ange.

La réponse à cette question était facile. Ajartiel était quelqu’un de tellement exubérant qu’il n’était pas étonnant que les gens y voir la permission d’être aussi fanfaron à son égard qu’il l’était lui-même. C’était une marque de complicité, d’attachement... Ironiquement, l’ange était pourtant profondément attaché à ses secrets et y voyait probablement une attaque. Parce qu’il est facile de rire avec les autres d’un personnage et d’une volée de mensonges, mais lorsque les remarques tournaient à la blague des éléments sensibles et supposés secrets, c’était forcément déstabilisant.

“Il est logiquement improbable que les gens qui tiennent à vous aient des intentions malveillantes. Plus réalistement, ils veulent que Léanne soit heureuse, que vous soyez heureux, et ils croient que vous vous rendez mutuellement heureux ?”

Sous son énergie positive débordante, Ajartiel semblait définitivement avoir un grand nombre d’insécurité à affronter, s’il pouvait les regarder en face.

“Ceux que la situation semble divertir ont un regard extérieur sur les choses. Vous êtes le mieux placé pour savoir ce dont vous avez besoin et envie pour être heureux.”, trouva bon d’ajouter le vampire.

“Je ne vais pas changer qui je suis.”, déclara le chef des anges, faisant sourciller son homologue vampire. Est-ce que Léanne lui avait demandé ça ? Ou peut-être, plus réalistement, parlait-il des gens qui projetaient sur lui leurs espoirs de le voir s’épanouir dans une relation amoureuse. Comme dans les classiques où l’amour parvient à changer quelqu’un.

Plutôt que de présumer des intentions de Léanne, ou de tenter de préciser l’origine de cette affirmation, monsieur Anderson décida d’une remarque plus générale et neutre :

“Nous changeons continuellement. Vous n’êtes pas le même qu’il y a vingt ans, quand vous êtes revenu à la vie. Et vous n’êtes pas la personne que vous serez dans vingt autres années. Vous pouvez décider, ou non, d’impliquer volontairement des gens dans ce changement. Il aura lieu d’une façon ou d’une autre. Les gens qui nous entourent influencent le sens de ce changement, mais ils ne le dirigent pas. Et, pour parler froidement, ils ne sont qu’une variable parmi d’autres.”

“Léanne n’est pas-”

Ainsi donc, c’était bien Léanne que l’ange avait en tête dans son commentaire précédent ?

“Léanne n’est pas quoi ?”

“Léanne mérite quelqu’un de mieux.”

“Vous a-t-elle dit ça ?”, interrogea monsieur Anderson, en masquant son étonnement.

“Ça serait franchement cruel à admettre à haute voix. Vous la prenez pour qui ?”

“Vous semblez croire qu’elle le pense, ce qui n’est pas tellement moins cruel.”, remarqua le vampire, un peu rassuré par la réponse du Hongrois.

“Non, c’est juste...”, tenta l’ange, sans avoir l’air de savoir ce qu’il voulait dire et en abandonnant visiblement l’idée de finir cette phrase.

“Donc... vous supposez ?”, résuma le chef des vampires.

Ajartiel ne nia pas.

“Vous la connaissez mieux que moi, mais ne serait-elle pas furieuse que vous vous donniez le droit de décider de ce qu’elle mérite ou non ? Si vous voulez savoir quelle place elle aimerait vous attribuer dans son futur, le meilleur moyen est de le lui demander.”, fit remarquer monsieur Anderson, alors que son interlocuteur semblait près de tourner les talons.

Le regard que lui jeta l’ange avait l’air loin d’être convaincu.

“Ou bien dites lui où, vous, vous aimeriez la voir dans votre futur et voyez ce qu’elle répondra.”, contre-proposa donc le vampire. “Il est possible que vos attentes ne soient pas compatibles. À vous d’en juger ensemble.”

“Elle est sur un autre continent. Je vais pas me pointer là-bas.”, argumenta faiblement l’ange.

“Même si elle se trouvait dans la pièce d’à côté, êtes-vous prêt à avoir cette conversation ? Ne serait-il pas plus prudent de d’abord déterminer vos envies et vos besoins ?”

Monsieur Anderson avait envie de lui proposer son aide pour essayer d’y parvenir, mais il sentait que la conversation arrivait à sa fin. Ajartiel en avait visiblement assez, comme le démontra sa prochaine phrase, une tentative de blague :

“Donc, au final, c’est bien de Léanne que vous vouliez me parler.”

“C’est vous qui avez abordé le sujet.”, fit le vampire, sans insister. “Mais si jamais vous voulez parler d’autres choses, n’hésitez pas.”

“Comme quoi ?”

Ajartiel n’était probablement pas sérieux, mais c’était mal connaître monsieur Anderson que de penser qu’il entendrait cette phrase autrement.

“Vous voulez que je fasse une liste de sujets potentiels ?”, offrit-il.

“Ha. Ha.”

“Vous méritez d’être heureux Ajartiel.”, rappela le chef des vampires, avant que le Hongrois ne puisse, encore une fois, s’enfuir. ”Et les gens qui tiennent à vous peuvent vous aider à y arriver, si vous acceptez de les laisser approcher.”

Quel genre de vie le chef des anges avait-il pu avoir pour apprendre à se méfier des autres à ce point ?

-----

Bien que monsieur Anderson ait tendance à ne pas voir le temps passer lorsqu’il travaillait, il n’était pas dans son habitude de dépasser le couvre-feu. Il n’était pas davantage porté à abuser de son rang de général pour quémander des faveurs, comme d’avoir une ration l’attendant aux cuisines après leur fermeture. Il était fort peu probable que ces deux événements se produisent le même soir, et que Ajartiel ait apparemment décidé de trouver refuge dans le réfectoire de la CAT à ce moment, conduisant à une rencontre entre les deux chefs au milieu de la nuit. Malgré l'invraisemblance, il s’agissait pourtant bel et bien d’une coïncidence lorsque cela se produisit.

“Bonsoir.”, fit poliment monsieur Anderson.

Malheureusement, l’autre chef ne l’avait apparemment pas du tout attendu approcher et il sursauta violemment.

“Qu’est-ce que vous faites là ?”

“Je venais me chercher à manger.”

“Les cuisines sont fermées. Vous savez il est quelle heure ?”, s’indigna presque le chef des anges.

Monsieur Anderson ignora la remarque et, tel qu’était son intention, il alla se chercher à manger aux cuisines. Son repas était là où Augustine le lui avait laissé et il prit mentalement note de la remercier à nouveau pour ce léger écart à la procédure habituelle de la CAT.

Le chef des vampires était fatigué, après sa journée de travail, et il avait hâte de se rassasier. Toutefois...

“Que faites-vous ?”, demanda-t-il à l’ange solitaire en train visiblement de tisser un bracelet en pleine nuit au milieu d’une cafétéria déserte.

“Du saut à la perche.”

Ajartiel était de toute évidence de mauvaise humeur. Le fait d’avoir été découvert en était peut-être la cause.

Incertain à savoir s’il devait s’inquiéter ou non de l’apparente insomnie de son collègue, monsieur Anderson décida de prendre son repas dans le réfectoire, au cas où. Il s’installa donc à une autre table et sortit de la poche de son veston le dernier livre que lui avait recommandé Vivian. Il ne l’ouvrit pas tout de suite, prenant d’abord le temps de savourer une grande gorgée de sang. Il ferma les yeux un instant en appréciant le liquide nourricier qui, déjà, lui redonnait des forces.

“Pourquoi vous restez là ?”

“Je vous retourne la question.”, fit calmement le vampire, en commençant par s’intéresser à la quatrième de couverture du livre.

“J’étais là le premier.”

Monsieur Anderson ne se donna pas la peine de répliquer.

“Avouez que vous êtes là juste parce que vous espérez qu’on ait une grande conversation à coeur ouvert.”

“Pas juste pour ça.”, ne put s’empêcher de rétorquer naturellement le vampire, sans d’abord considérer une autre réponse.

Cette blague, peut-être un peu risquée, lui valut commodément toute l’attention de l’autre homme. Ajartiel délaissa ce qu’il était en train de faire et vint s’installer en face de lui.

“Pourquoi vous voulez tellement m’aider ?”

Le Magyar semblait prêt, encore une fois, à une conversation guindée d’irritation, mais, encore une fois, monsieur Anderson n’avait pas l’intention de suivre cette tangente. Le vampire n’était peut-être pas dans les meilleures dispositions à cet instant précis, mais il n’offrait pas son soutien aux gens de façon conditionnelle.

“Parce que vous n’avez pas l’air d’aller tellement mieux, depuis notre dernière conversation.”, répondit honnêtement le chef des vampires, ce qui eut juste l’air d’agacer encore plus son vis-à-vis insomniaque.

“Réfléchir à mes envies et mes besoins, hum ? Si j’étais capable d’avoir des opinions intelligentes là-dessus, je ne serais de toute évidence pas mort à vingt ans.”

Effectivement désireux d’aider Ajartiel, monsieur Anderson s’était montré disponible, comme il l’avait affirmé au départ. Il réalisait cependant qu’il n’avait peut-être pas réussi à se montrer accessible aux yeux de l’ange. Aussi, décida-t-il d’adopter une approche différente pour cette conversation.

“Un sentiment que j’arrive à comprendre. Même si je me suis rendu jusqu’à quarante-sept.”, commenta-t-il, mine de rien, ignorant de fait momentanément le poids du pseudo-aveu d’Ajartiel.

“Vous êtes mort d’une façon stupide ?”, déduisit le Hongrois, dont l’irritation s’était soudainement entièrement volatilisée, et monsieur Anderson dû se retenir de sourire, afin que son interlocuteur n’interprète pas cet amusement comme de la moquerie à son encontre.

“Intéressante question, venant de quelqu’un qui refuse catégoriquement d’y répondre sérieusement quand on la pose.”, nota-t-il objectivement, sans répondre à l’interrogation. “Vous n’avez pas lu mon dossier ?”

“C’est bon, gardez vos secrets.”, bouda le Magyar, prévisiblement sur la défensive face à ce qui pouvait très bien être interprété comme une taquinerie.

“Ce n’est justement pas tellement un secret pour vous, en théorie, puisque vous avez accès à l’information.”, ajouta donc le chef des vampires neutralement, espérant cependant réussir à éveiller la curiosité de son interlocuteur.

“Où est-ce que vous voulez en venir ?”, demanda finalement prudemment l’ange.

“J’avais un frère.”, commença le vampire. “Je suppose que nous nous croyions invincibles, plus malins que des vampires.”

Ils n’avaient pas été complètement inconscients, mais ils s’étaient certainement montrés téméraires. Il en était heureusement ressorti du bon, puisqu’ils avaient, après tout, sauvé des vies. Ça ne rendait toutefois pas la finalité de l’aîné des Anderson très glorieuse pour autant.

“Vous me faites penser à lui, parfois.”, avoua le chef des vampires, déviant distraitement de la question de départ.

Il ne s’était jamais retrouvé dans un contexte propice à émettre cette remarque, mais ce n’était pas la première fois que monsieur Anderson y songeait. Même si Hugh et Ajartiel avaient bien des différences, ils avaient une énergie basale similaire : extravertie, badine...

“Je ne sais pas si je dois le prendre comme une insulte.”, commenta le chef des anges.

“Pourquoi ?”, s’étonna légèrement monsieur Anderson, en sortant de ses pensées.

“Vous me comparez à votre frère qui se croyait malin et qui a fini sous la dent d’un vampire...”

“Je suis le seul des deux à qui c'est arrivé. Lui a vécu une longue vie.”, corrigea le mort-vivant, sans éprouver la moindre rancune face à cette possible ironie du sort. Il avait fait la paix avec son passé depuis longtemps.

“Vous n’avez vraiment pas lu mon dossier ?”, ne se retint-il pas de demander ensuite, cette fois avec une très fine pointe d’espièglerie, testant le terrain.

“De toute façon, rien ne prouve que ce qui est dedans est vrai.”, défendit le Magyar, sans s’offenser.

“Certes.”

Monsieur Anderson prit le temps de finir le contenu de son gobelet en ignorant le regard scrutateur de l’autre homme, laissant entre-temps volontairement un silence s’installer. Il espérait ainsi permettre à l’ange d’apprivoiser et d’accepter cette nouvelle approche conversationnelle moins formelle.

“De quels envies et besoins doutez-vous de l’intelligence ?”, demanda-t-il enfin sur le ton de la conversation, puisque Ajartiel ne s’était toujours pas enfui.

“Demande l’homme qui vient d’admettre qu’il ne se pense pas plus intelligent que moi.”, blagua le Magyar, ce qui fit plaisir au vampire.

“C’était il y a presque trois siècles. J’estime avoir fait du chemin, depuis. Et vous ?”, répondit-il presque sur le même ton.

Ajartiel ne répondit pas en mots, mais son expression était chargée d’un amusement triste mal camouflé. Monsieur Anderson laissa donc de côté l’humour dans sa question suivante :

“Pourquoi avoir arrêté de participer aux missions ?”

“Vous n’allez pas me parler de Léanne ?”, s’étonna l’ange.

Il semblait systématiquement s’attendre à ce qu’on le challenge sur ce sujet. De toute évidence, c’était révélateur d’un problème à creuser, que le chef des anges refuserait certainement d’aborder. Alors monsieur Anderson revint sans hésiter à l’informalité, qui fonctionnait bien jusque là, ne se gênant pas pour attraper la perche tendue :

“Si vous préférez. Qu’est-ce qui vous plaît chez elle ?”

Il savait pertinemment que le Hongrois ne répondrait pas, mais le vampire n’avait pas besoin de connaître la réponse de toute façon. Donner voix au sujet était suffisant, pour l’instant.

“Pour que vous alliez le répéter à Séraphin ?”, fit Ajartiel, tentant ainsi prévisiblement de détourner ledit sujet.

“Pourquoi ferais-je ça ?”

“J’en sais rien !”, s’exclama alors l’ange, à bout de nerf.

L’énervement de son interlocuteur ne trouva évidemment aucun écho chez le chef des vampires, qui se contenta d’expliquer raisonnablement la démarche :

“Vous n’êtes pas obligé de me le dire, mais c’est une question qui ne devrait pas être difficile à répondre. Et la réponse devrait vous aider à répondre aux questions suivantes. Est-ce que les qualités de Léanne en font une personne que vous désirez garder dans votre entourage personnel ?”

“Je ne suis pas amoureux de Léanne.”, décréta alors Ajartiel, feignant la nonchalance, même si monsieur Anderson n’avait rien suggéré de tel.

“Je ne suis pas amoureux de vous, mais ça ne m’empêche pas d’être capable de vous trouver des qualités que j’apprécie.”, explicita donc patiemment le vampire. “J’envie votre facilité à vous mêler aux gens, votre capacité à naturellement vous greffer à n’importe quelle conversation sans effort.”

Le compliment amena aussitôt l’autre homme à l’auto-dérision :

“Awww. Merci de reconnaître ma génialissimitude !”

Monsieur Anderson décida d’ignorer ce sentiment et d’insister. Le fait que Ajartiel n’ait pas envie d’entendre ces mots soulevait certainement encore plus l’importance qu’ils soient énoncés.

“J’apprécie votre positivisme apparent. Je ne sais pas s’il reflète vraiment vos pensées, mais il est certainement contagieux. Il encourage les gens.”

“Okay, arrêtez.”, demanda enfin l’ange avec sérieux. Et bien que monsieur Anderson accepta pour l’instant d'obtempérer à la requête honnête, ce ne fut que pour revenir au sujet initial, qu’il n’avait pas oublié, n’en déplaise à Ajartiel.

“Sinon, qu’est-ce que vous n’aimez pas de Léanne ? Auxquels de ses traits de caractère devez-vous vos mésententes ?”

“Est-ce que vous allez aussi me faire la liste de mes défauts ?”, hasarda le chef des anges.

“Je pense qu’on vous fait plus souvent des reproches que des compliments. Alors, non.”

Cela fit rire Ajartiel, même si ça n’en avait pas été le but.

“J’en déduis que, comme tous les autres, vous voulez que je me case avec Léanne ?”, relança ensuite le Hongrois, avec une ouverture d’esprit qui aurait certainement ravie Émilienne, Séraphin et bien d’autres. Monsieur Anderson, toutefois, n’avait pas l’intention d’exploiter cette percée. Ce sujet était secondaire.

“À la base, ce que je vous demandais, c’était pourquoi vous ne faites plus de missions. C’est vous qui avez abordé le sujet de Léanne. Encore.”

“Est-ce que, pour une fois, vous pourriez répondre à une question sans la détourner ?”

L’accusation était justifiée et la demande franche.

“Je n’ai pas d’opinion sur Léanne et vous.”, réitéra donc sincèrement le chef des vampires. “Je ne connais pas les détails de votre relation et je ne crois pas que cela me concerne, de toute façon.”

“Mais vous continuez de m’en parler parce que..?”

Répéter à l’ange, pour la troisième fois, qu’il était celui des deux à toujours revenir à ce sujet n’aurait eu aucune utilité. Monsieur Anderson se cantonna plutôt à une réponse raisonnée, qu’il prit soin d’approcher prudemment.

“Je vous ai dit, il y a quelque temps de cela, que vous bénéficieriez, comme tout le monde, de parler à quelqu’un. Au vu de nos discussions, j’ai l’impression que Léanne est ou pourrait être cette personne de confiance. Ou qu’elle l’a été et que ça s’est mal passé.”

Cette déduction parvint à fragiliser encore davantage les barrières d’Ajartiel qui, pendant un instant, donna l’air d’en être physiquement affecté, se cachant le visage dans ses mains. Était-ce parce que la dernière hypothèse était la bonne ? Le vampire ne tenta pas d’insister, laissant patiemment à l’ange tout le temps nécessaire pour qu’il collecte ses pensées en une phrase cohérente.

“Léanne est peut-être amoureuse de moi.”, articula-t-il finalement, comme une honte, comme l’aveu d’un secret qui aurait dû rester tu à jamais.

Considérant cette difficulté évidente, monsieur Anderson entreprit de guider le sujet d’un ton neutre et calme pour focaliser l’esprit de l’autre homme, qui semblait près de paniquer.

“Lequel de vous deux croit que c’est une mauvaise chose ?”, demanda-t-il, factuellement.

“Les deux ?”, grinça Ajartiel.

“Pourquoi ?”, tenta sobrement le vampire.

“Okay, non, désolé.”, trancha l’ange en se redressant.

Mais, le chef des vampires refusa de céder et de le laisser se ressaisir, pressant la question, profitant de cet instant où Ajartiel avait tellement baissé sa garde qu’il lui était difficile de faire volte face. Même si monsieur Anderson était doté d’une écoute exceptionnelle pour aider qui veut s’aider, il était doté d’un talent encore plus grand pour crever les abcès de l’ignorance et du dénialisme. Il se retenait juste. La plupart du temps.

“Parce que Léanne mérite mieux ?”, fit le vampire sans hésiter, fermement, l’affirmation cruelle, mais son ton de voix dépourvu de hargne.

Ajartiel fut déstabilisé. Et monsieur Anderson pressa. Encore.

“Mais ce n’est pas elle qui vous a dit ça. Vous supposez.”

L’ange ne répondit pas, mais il était encore là. Immobile. Il écoutait, pour la première fois.

“Ajartiel.”, reprit le chef des vampires, en laissant la tension retomber légèrement, mais pas complètement. Il paraissait nécessaire que Ajartiel entende ces mots. “Si vous ne partagez pas son sentiment, dites-le lui. Ou, à l’inverse, si vous le partagez, donnez-lui la chance de juger elle-même de ce qu’elle en pense.”

“Je le saurais, si j’étais amoureux.”, fit finalement l’autre homme, hésitant à peine.

“Rien ne vous oblige à l’être.”, concéda gentillement monsieur Anderson.

“Mais..?”

“Mais ?”

Ajartiel le dévisagea avec méfiance.

“Je pensais que vous alliez me sortir... je sais pas... que, oui, habituellement on le sait ? Qu’il faut d’abord arriver à s’admettre à soi-même qu’on peut l’être, oui une autre remarque pseudo-philosophico-inspiratrice du genre.”, expliqua l’ange en retrouvant de l’aplomb.

“Vous avez l’air sûr de vous.”, répliqua simplement le vampire, d’un ton indifférent, se méritant un regard noir pourtant peu justifié.

Il était possible que Ajartiel soit certain de sa position, tout comme il était possible qu’il soit confus sur la question à force de se faire dire par tout le monde ce qui représentait leurs désirs à eux et non les siens, qu’il était indirectement ‘attendu de lui’ qu’il ait des sentiments. Comme n’importe qui, le chef des anges pouvait forcément être influencé.

“Pensez-vous que quelque chose pourrait vous empêcher d’accepter d’être amoureux ?”, offrit le chef des vampires, alors même que de nombreuses réponses possibles à cette question se dessinaient dans son esprit.

“Le règlement de la CAT.”, éluda facilement l’ange, en souriant.

Monsieur Anderson ignora la remarque.

Après des décennies à écouter, soutenir et aider, monsieur Anderson avait une empathie certainement plus développée que la moyenne des gens. Comprendre autrui ne lui était pas nécessairement difficile. Le passé d’Ajartiel était une énigme. Ce qui l’avait conduit là où il était ne pouvait être que spéculé. Mais la personne en elle-même ? Ajartiel était humain, au sens semi-littéraire du terme. Un amalgame de qualités et de défauts. Un esprit pliable, d’une façon où d’une autre. Influençable. Comme n’importe qui.

Ajartiel était préoccupé, nécessiteux d’une aide qu’il ne voulait ou ne savait pas accepter. Par peur d’être influencé. Comme si ce n’était pas déjà le cas...

“Si, plutôt que d’essayer de vous ‘caser’ avec Léanne, tout le monde essayait de vous en décourager, ou si personne n’en avait rien à faire du sujet, est-ce que vos sentiments seraient les mêmes ? Peut-être que votre esprit de contradiction vous influence, que vous êtes trop orgueilleux pour donner raison aux gens.”, commença monsieur Anderson, réfléchissant à voix haute.

Peut-être qu’il était trop tôt pour essayer de lui ouvrir les yeux, qu’il forçait la chose. Néanmoins, monsieur Anderson croyait fermement aux vertus de la franchise. Le temps était aussi l’un de ses grands alliés, mais il ne suffisait pas, dans le présent contexte. Ajartiel craignait autrui, avait peur de la manipulation.

Qu’est-ce qui justifiait la méfiance du chef des anges ? Son incapacité à concilier son besoin de liberté et son besoin d’appartenance ? La peur de décevoir ?

Son manque de confiance en lui ?

“Et si vous n’étiez pas au courant des sentiments de Léanne, quels seraient les vôtres ? Peut-être que vous vous auto-saboter parce que si vous la décevez, vous coupez court à ses attentes et n’avez pas à en subir la pression.”, ajouta-t-il sans laisser le temps au chef des anges d’intervenir.

Peut-être que ce dont l’ange avait besoin était simplement qu’on lui expose le problème, en toute transparence. Qu’on le laisse essayer par lui-même et, possiblement, échouer de lui-même. Que l’opinion honnête des autres devienne ensuite l’aide qu’elle pouvait être, et non le piège à éviter qu’elle représentait apparemment, en ce moment.

Ajartiel était farceur, désinvolte... Ami de tout le monde, mais proche de personne. Quelqu’un avait-il déjà pu voir Ajartiel, humainement complexe ?

“Et si être en couple n’impliquait pas honnêteté et ouverture émotionnelle ? Peut-être que vous refusez d’accepter qu’une personne ait le pouvoir de vous blesser.”, raisonna-t-il encore, sans égard pour l’expression abasourdie de son interlocuteur.

Finalement, monsieur Anderson avait menti en indiquant qu’il ne lui ferait pas une liste de ses défauts, mais Ajartiel avait besoin de les entendre. Il écoutait.

“Je savais que vous vouliez me psychanalyser.”, fit soudain l’ange en montant le ton, prévisiblement en colère. Car la vérité blesse. “Vraiment pas impressionnant. C’est tout ce que vous avez ? Des hypothèses impossibles et des suppositions invraisemblables ?”

“Peut-être que vous avez peur de la perdre comme tous les gens que vous avez perdus avant elle.”, continua monsieur Anderson, sans se laisser arrêter par l’indignation qu’il engendrait, la douleur qu’il était certain, à cet instant, d’avoir réveillée.

Ajartiel aurait pu vouloir en venir aux mains. Le chef des vampires n’en aurait pas été surpris, en réalité. Et il l’aurait un peu mérité. Toutefois, le Magyar n’essaya pas de le faire taire par la force. En dépit de son indignation, il resta juste là, à écouter l’exposé des réponses qu’il préférait éviter de regarder en face.

“Ajartiel, si les rôles étaient inversés, vous voudriez qu’elle vous partage son raisonnement, peu importe comment elle choisit de le conclure.”, résuma monsieur Anderson, d’un ton apaisant. Il n’ajouta pas que de faire autrement serait, en soi, une forme de manipulation, laissant à l’ange le soin d’en venir à cette conclusion.

Le vampire ne savait pas quels étaient les réels sentiments d’Ajartiel pour Léanne. Il n’avait pas l’intention d’en présumer, comme beaucoup d’autres le faisaient. Même si Séraphin, qui avait du flair pour ce genre de chose, l’affirmait. Le chef des vampires s’en était mêlé parce qu’il voulait sincèrement aider Ajartiel spécifiquement. Dans ce contexte, Léanne n’était qu’une variable.

Malheureusement, on ne peut aider les gens contre leur volonté et, assurément, Ajartiel s’acharnait à masquer la moindre volonté pour s’aider.

“Je ne crois pas, non.”, nia le Hongrois, s’en avoir peut-être même réfléchi.

“Si vous ne dites rien, vous l’avez déjà perdue.”, remarqua le vampire, sans se démonter.

La conversation n’irait probablement pas plus loin, mais, avec un peu de chance, il était parvenu à insinuer le début d’une réelle réflexion dans l’esprit de l’ange. Même si Ajartiel ne le reconnaîtrait pas à voix haute.

“Si j’accepte de refaire des missions, est-ce que vous allez me laisser tranquille ?”, soupira le Magyar avec lassitude.

Si le changement de sujet n’était pas étonnant, la proposition, elle, l’était davantage. Mais, après tout, monsieur Anderson ne savait toujours pas la raison qui justifiait le choix de son homologue par rapport aux missions.

“Vous en referiez juste pour éviter d’avoir à parler de la raison qui vous pousse à ne pas vouloir en faire ?”

“Pas juste pour ça.”, se moqua l’ange, sans réelle animosité.

Insister à cet instant aurait certainement été excessif. Monsieur Anderson venait de donner énormément de matière à réflexion à son collègue. Alors le vampire n’ajouta rien et laissa l’ange s’en aller sur une dernière déflexion (“Mais ma mission actuelle, c’est d’aller dormir. Il est tard. À plus.”), une finalité peu amicale, mais presque cordiale.
 

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